Le mot directeur

Quoi de plus normal d’aborder ce mot quand on parle de technique d’écriture s’avérant ni plus, ni moins que la conceptualisation du « mot directeur ». La pensée, consciente ou inconsciente, est une activité psychique impliquant toujours un point de départ provenant d’un ou plusieurs de nos cinq sens voire l’intuition, si on ose impliquer ce sixième sens comme recevable. La pensée peut débuter à partir d’une image, d’une sensation ou d’un concept. Dès que ce signal de départ est analysé par le cerveau humain, il finit toujours par susciter un premier mot. C’est le fait même de la génération de ce premier mot que la pensée humaine débute véritablement. Il s’agit de ce mot directeur à tout acte créatif.

« Les oiseaux qui s’envolent vers un sommet abrupt ne le gagnent pas en ligne droite, mais s’élèvent bien plus aisément en tournoyant. Ainsi l’esprit humain peut faire son ascension vers la contemplation de la sagesse de façon meilleure et plus éclairée par les détours d’une méthode appropriée, plutôt qu’en faisant l’économie de l’étude et en se portant directement du plus bas degré de connaissance vers le plus haut, escamotant ainsi les étapes successives du savoir. C’est en ce sens que Salomon fait entendre qu’il a parcouru toute l’encyclopédie des ouvrages de l’esprit humain, et semble nous exhorter à ne pas craindre de recueillir à travers tous les systèmes de la philosophie profane et ancienne les traces de la sagesse. »

Guillaume Budé (1467-1540)

Le cerveau humain ayant une très nette tendance à fonctionner continuellement en vision conique élargissante, un mot directeur mène immédiatement aux associations d’idées conduisant elles-mêmes à des phrases ; c’est ainsi que se construit peu à peu l’expression digeste de nos pensées chez chacun d’entre nous afin de pouvoir les partager avec le plus grand monde de par leur constitution compréhensible. Raison pouvant expliquer notamment le succès de certaines plates-formes de réseaux sociaux comme X (ex-Twitter). Ceci est d’autant plus flagrant chez certains individus avec un processus cognitif particulièrement vigoureux pour lequel il s’avère pratiquement impossible d’avancer dans un raisonnement étape par étape comme la plupart de leurs semblables. Ce type de construction offre l’avantage de pouvoir suivre un processus de pensée d’une souplesse infinie pour tout lecteur car n’étant pas assujetti à une nécessité impérative de perfectionnisme dans leur organisation. Chaque mot directeur pouvant ainsi ne pas être abordé dans un ordre alphabétique mais dans la chronologie imposée naturellement par le chemin engagé par les virages préférentiels progressifs de nos centres d’intérêts, sans que ceci pose de problème de construction.

Le mot directeur n’est pas différent du test d’association institué dès 1904 par le célèbre psychanalyste Carl Gustav JUNG (1875-1961). Ce test consiste en l’opposition d’une liste de cent mots face à un patient en lui demandant de répondre le plus vite possible en prononçant seulement le premier mot qu’il lui vient à l’esprit. D’après lui, si un mot ne touche pas à la complexité du sujet, la réponse est toujours rapide, si au contraire le mot concerne des affects inconscients, le temps de réaction est considérablement rallongé. Cette expérience fixe la certitude de l’existence d’un inconscient individuel et son influence déterminante sur nos comportements. Ecouter son enfant intérieur et fouiller dans son inconscient relève d’une plus grande simplicité si on l’aborde avec des mots directeurs. Chaque mot directeur conduit notamment toujours au strict minimum chez chacun d’entre nous à une sensation inconsciente, agréable ou désagréable selon notre passé, notre présent ou notre futur par rapport à ce mot. Pour un même mot comme «école», il pourra selon les individus être synonyme d’une joie intense ou au contraire être relié à du stress voire à une angoisse profonde véritable. Ce sont dans ces comportements observés chez nous tous par rapport à quelques différents mots directeurs bien déterminés que l’on pourra objectivement identifier notamment l’existence de blessures, de colères, de pleurs ou plutôt de souvenirs radieux vis à vis d’une situation précise touchant à notre enfance ou à des vécus plus récents. 

Différentes expériences de Carl Gustav JUNG autour du mot inducteur sur différents patients, relayées par l’intéressé lui-même lors de ses conférences à la « Tavistock Clinic » en 1935, sont fortement instructives à ce sujet. Parmi les expériences de Jung, deux cas assez simples se sont révélés particulièrement remarquables pour montrer la pertinence d’une telle façon de procéder : Celui d’un accusé, un honnête homme de 35 ans et un vieux professeur de criminologie de 72 ans. Dans le premier cas, les « mots-stimuli » couteau, pique, battre, pointu et bouteille provoquent des perturbations chez l’accusé. Chez une personne suspectée d’être coupable, les mots conduisant aux perturbations sont directement en relation avec l’acte délictueux. En les assemblant très simplement, Jung parvient à reconstituer l’expérience désagréable de cet homme qui fut amené un jour en état d’ébriété à régler une affaire désagréable en plantant un couteau dans quelqu’un et il avait écopé d’un an de prison. C’était son grand secret pour protéger sa vie. Dans le second cas, au bout de seulement dix mots, le patient éprouve de la fatigue et pourtant, Jung parvient encore à surprendre son interlocuteur avec ses perturbations sur les mots cœur, douleur, mort, argent, payer et baiser. Le vieil homme avait eu des problèmes d’argent. Il craignait de mourir de maladie cardiaque. Il avait dû faire ses études en France et avait eu une liaison amoureuse.

Le mot directeur à lui seul forme une véritable petite personnalité autonome. En portant tous une analyse personnelle sur chaque mot directeur, on dévoile peu à peu les différentes « micro-personnalités » composant notre personnalité composite toute entière. L’unité de la conscience est une illusion car nous ne sommes pas véritablement maîtres de toute notre composition psychique. Même avec la meilleure volonté du monde, on est contraint d’accepter un jour ou un autre que notre pouvoir d’action se limite seulement à un périmètre restreint, même si l’orgueil de certains les incitant à s’annoncer les « grands maîtres de leur destin » pourrait pousser à en croire le contraire. Il convient plutôt de rester humble en se convainquant par exemple que notre créativité en elle-même n’est pas le fruit seul de notre imagination mais qu’elle se fabrique en réalité toute seule sous la seule impulsion de notre psyché. A chaque création est liée la psyché de son créateur. Chaque mot directeur induit donc forcément la création d’une pensée directement liée à la psyché de son créateur.

Dans ma propre créativité littéraire, chaque mot compte lourdement dans la révélation de ma psyché et ce n’est donc pas un hasard si j’ai choisi cette façon de la guider. Humblement, les sujets du journal ne sont pas le fruit de mon imagination mais un résultat automatiquement fabriqué par un inconscient s’élevant à maturation lorsqu’il parvient au niveau de la conscience. Il y a un âge chez chacun d’entre nous où ces mutations se produisent naturellement au gré d’événements de vie. Souvent, on a pu observer chez tout patient le premier grand cap de mutation d’importance autour de l’âge de 35 ans, la quarantaine représentant bien souvent un virage communément réellement décisif, parfois comme une réelle crise. Là aussi, la vie semble avancer sur un modèle se construisant de lui-même tout seul et dont nous sommes finalement en réalité tous pauvres d’inventivité en final car nous ne faisons au mieux que suivre un modèle nous ayant été dicté par notre seule observation de sollicitations extérieures.

Il convient pour se faire comprendre de schématiser parfois sa façon d’appréhender le monde, d’autant que c’est exclusivement dans l’épanouissement mais également dans le respect de valeurs propres que s’établit notre équilibre entre notre monde souterrain, la terre et le ciel. Canaliser la construction de notre créativité avec des mots directeurs est également une façon de toucher réellement à notre essence personnelle, au lieu de devoir se noyer dans l’exposition d’un flux de dogmes n’apportant rien de fondamental à ce que notre pensée aura accouché. Encore une fois, nous ne savons jamais réellement vers quoi nous penchons et je pense que notre vie entière ne suffira pas à résoudre cette question.Juste simple évidence : Nous sommes tous mortels et nous finirons tous poussières au même endroit, riches comme pauvres, quelle qu’en soit l’étendue et la qualité de notre œuvre terrestre.

« La naissance est le lieu de l’inégalité. L’égalité prend sa revanche avec l’approche de la mort.« 

Jean D’Ormesson (1925-2017)

Nous ignorons le temps accordé pour construire et aller au bout de notre dessein. Nous ignorons dans quelles circonstances ce dénouement prendra fin mais il existe des providences dont nous ne pouvons ignorer l’impact. J’ignore tout ceci moi-même, seul le divin le sait sans doute. Très simplement, c’est de le savoir si fort effectivement qu’il serait dommage de quitter cette terre sans fournir quelque effort pour en laisser un petit témoignage. L’exercice est difficile mais passionnant. Si on fait le vide autour de soi pour plonger dans l’impersonnel mais aussi dans l’interpersonnel, on se rend compte qu’un seul premier mot suffit pour s’interroger et se grandir chaque jour. Ecrire n’étant pas mon métier et encore moins, s’agissant seulement très modestement d’une activité de fonction inférieure à mon dialogue préférentiel par l’image, disserter à partir de mots demeure le meilleur moyen de garder la motivation suffisante pour envisager ce travail. Je suis soumis comme la plupart de mes « concitoyens à l’instruction limitée » à bien des charges quotidiennes de premières priorités représentant autant d’obstacles directs immédiatement identifiables au travail d’introspection et à mes écritures. Construire des essais suivant cette trame autorise aussi le mélange des genres entre petites phrases, argumentaires, poèmes en prose ou suivant un schéma plus classique et même des images.

Nos cerveaux sont des « fourre-tout » alliant l’ordre et l’alambiqué, autant donc ne pas refréner leur logique.

« Les petits ruisseaux font les grandes rivières« 

Adage populaire français

De petites pensées fragmentées, en les reliant, on parvient indiscutablement à un produit beaucoup plus grand, avec un contenu assez logique. Chaque mot directeur à notre pensée nous conduit au gré des années à façonner des observations circonscrivant le mot inducteur sous l’angle de notre regard, tel est l’exercice final de toute vie humaine réussie lorsque celle-ci est questionnée au travers de notre propre sensibilité et de notre recherche infinie d’étonnements. Le mot directeur est la source des sources, au même titre que la boussole qui est la favicon représentative de mon site, est l’outil pour chercher sans cesse notre direction.